31 décembre 2017

Norilsk

PHOTOGRAPH BY ELENA CHERNYSHOVA
Les solutions, pour aller vers un mieux être, sont innombrables. Le cerveau a beau être le siège des processus les plus complexes, on trouve, malgré tout, et avec un peu d'astuce, quelques techniques plus ou moins fiables pour le détourner des sillons qu'il se plait à creuser. La plupart appartiennent d'ailleurs à la même famille, s'occuper l'esprit. Le distraire, comme on agite un chiffon dans l'arène, pour tenter de maîtriser sa trajectoire, pour oublier un instant que le terrain de jeu n'est qu'un cercle, la piste d'un cirque, qui nous ramènera immanquablement au point de départ et, à n'en pas douter, dans le même état de faiblesse et de peur qui nous a vu naître.
Un peu plus fatigué, sûrement et, on l'espère, peut-être un peu plus sage ou plus prospère qu'au départ.
Alors, on va travailler, avec une constance variable, se créer, sans fin, de nouveaux objectifs ; éroder sa force et son courage dans des défis, des combats, des voyages, des œuvres, des distractions, jusqu'au dernier souffle, dernière bouffée d'oxygène, dernière goutte de carburant. En priant pour partir en pleine santé, au détour d'un virage, inattendu, oublié, une surprise, soudaine, rapide, ne pas penser...
Ce qui peut fonctionner. Ce qui doit fonctionner, sinon, cette pratique ancestrale n'aurait jamais franchi les ages.
Mais, il existe une autre méthode, aussi sombre que transparente, apaisante que terrifiante, la méthode Norilsk. Elle consiste à faire correspondre son environnement et son état intérieur. Ainsi, plus de dichotomie entre ce que l'on est, ce que l'on voudrait être, ce que l'on vit, ce que l'on voudrait vivre, ce que l'on pense mériter et le lent décompte des heures qui lacèrent nos cœurs d'un froid brûlant.
Ici, la mort est bien vivante, partout présente, l'espoir, tellement fuyant, que l'on peut habiter le gouffre que son absence creuse dans nos âmes. Les yeux fermés, le soleil opaque, des mines glacées à ciel ouvert, notre foyer.
On dirait le pire ; l'air souillé, la retraite pour nos 45 ans usés, les paysages désolés aux rivières rouges. Et cette paix profonde, lourde, d'être enfin au cœur de l'enfer, notre place, où plus bas n'existe pas, à tousser, cracher. Mais réussir à respirer, revenir d'un bain glacé, pollué, mais régénéré, survivant donc vivant.
Car, sans cette minuscule parcelle de répit, rien ne serait possible. On ne sait pas trop dans quel état on se réveillera, dans un an, un mois. Mais demain matin, l'affichage du réveil faisant foi, on sera en sursis, on sera debout. Chaque seconde aura cet autre goût, piquant, violent, quand la question se posera, de savoir si elle fait partie des dernières. Ce n'est pas la vie des camps, nous ne sommes pas complètement victimes. Nous sommes nos propres bourreaux, des deux cotés du manche, dans une même et lente autodestruction sensée conjurer l'autre, naturelle, implacable et morbide
Nous sommes comme tout le monde, à râler, à se plaindre, du temps, des autorités, des voisins, à ceci près que pour nous, c'est encore plus vrai que pour le reste du monde. Tellement plus vrai que pour le reste du monde. Notre quotidien contemple la fin des temps, à nos pieds coulent les dernières notes de l'aventure humaine. La belle, la tendre horreur, la vraie odeur qu'aucun filtre ne retient, elle est sous nos yeux.
Il ne restera rien, il ne devrait rien rester.
Et pourtant, au cœur de toute cette obscurité, absurde et glacée, un reste de tendresse, parasite dans les veines, anime chaque habitant pour cette ville, Norilsk.

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